« Que voulons-nous être ? Comment voulons-nous vivre ? Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont en jeu, mais l’usage que les Hommes en font. »
Quelle clairvoyance ! Visionnaire et pionnière de la modernité, née il y a plus d’un siècle, Charlotte Perriand est une femme exceptionnelle qui a inscrit le design dans une transversalité des disciplines qui aujourd’hui n’est toujours pas totalement acquise.
Virevoltant de l’architecture au design mobilier en passant par la photographie ou la scénographie, multipliant les rencontres et les collaborations avec les plus grands artistes de son époque, cette grande artiste aux créations si contemporaines se dévoile en ce moment à la Fondation Louis Vuitton.
L’intégration des arts
Forte de ses échanges et collaborations avec Le Corbusier avec lequel, après avoir rejoint son agence en 1927, elle travaillera de longues années, Charlotte cultivera toujours un dialogue particulier avec les artistes, à l’image de son amitié avec Fernand Léger mais aussi de ses liens avec Picasso ou Braque et dont les œuvres trouvent toute leur place dans ses installations d’intérieurs contemporains. Une démarche singulière dont naîtra en 1941 à Tokyo cette idée de « proposition d’une synthèse des arts », concept transversal auquel elle restera fidèle.
La Chaise Longue Basculante « B 306 »
Icône du design du vingtième siècle et à laquelle est plus volontiers associé le nom de Le Corbusier qui n’en est en réalité que le commanditaire — et dont il qualifiait les prototypes de Charlotte « d’une beauté à couper le souffle » — la fameuse chaise allongée dont rêverait tout psychanalyste ou heureux propriétaire d’un loft, a été dessinée et créée par Charlotte Perriand en 1928, avec une grâce artistique presque nonchalante, selon les mots de « Corbu ».
14 m2 par habitant
L’habitat collectif est un thème cher à l’artiste, qu’elle partagera avec Le Corbusier dans la conception de ses fameuses « unités d’habitation ». Le salon fusionne avec la salle à manger — nous sommes en 1930 ! — les portes coulissent, cuisine, salle de bains et rangement sont les trois points d’ancrage. Où en sommes-nous aujourd’hui, quand on imagine l’aménagement d’un petit logement « un mètre à la main » ?
Un bureau de rêve…
Point d’ordinateur « desktop » à l’époque car nous sommes en 1972 et les modèles d’IBM occupent encore une pièce entière. Et pourtant, Charlotte dessine dans quelques pièces de sapin brut un bureau qu’elle assemble en « éventail » — et c’est d’ailleurs le nom qu’elle donne à cette pièce unique — et dont bien des managers rêveraient aujourd’hui pour travailler et disposer « d’un coin de table » pour échanger avec leurs collaborateurs !
Écrire sur les murs…
Fallait-il attendre la naissance de WeWork ou les modes d’expression des startups et la création de murs entiers recouverts de Velleda sur lesquels écrire nos matrices et autres plan d’actions ? Quand la célèbre designer prévoyait déjà ce territoire d’expression grand format avec sa « salle d’étude de la maison du jeune homme » et son mur en ardoise…
Ergonomie au travail
C’est à la demande de la Maison de la Tunisie que Charlotte dessine une de ses « unités d’habitation » pour y loger les étudiants tunisiens à Paris. En guise de bureau, la créatrice pose une planche en bois massif sur tout le mur sur le jardin qu’elle désigne sobrement sous le nom de « table sous fenêtre », et y intègre en son milieu un sublime et vaste « plumier » en tôle pliée. On se damnerait pour avoir le même et y poser notre iPhone à recharger, quelques beaux stylos, une jolie gomme et ce qui traîne dans nos poches…
La cuisine américaine
On peut se référer à l’apparition en France de ces fameuses cuisines ouvertes dites « à l’américaine » et imaginer que ce nouvel usage de la cuisine est né outre Atlantique… C’est sans compter sur le génie de cette artiste qui dessina ses premières cuisines ouvertes en… 1949 !
IKEA bien avant IKEA
Sa collaboration avec Jean Prouvé dans les années 50 lui permet d’exprimer tout son art dans l’optimisation du rangement et l’organisation des espaces de vie et de travail. Les cuisines qu’elle imagine sont « toutes équipées » et pensées dans les moindres détails. Tout comme sa bibliothèque dessinée à l’origine pour la Maison de la Tunisie (Cité internationale universitaire de Paris) et pensée sous un angle industriel avant que le fameux meuble ne devienne un demi-siècle plus tard une icône du design. « Billy » peut aller se rhabiller : les Suédois n’ont rien inventé !
Dessine-moi un hôtel en kit !
C’est aux Arcs que la grande dame sévit dès l’année 1968. Parce que son commanditaire souhaite construire 1 000 logements en un temps record, Charlotte Perriand revient à ses fameuses études de logements « de 14 m2 » et imagine une salle de bains et une cuisine préfabriquées dans leur cocon de polyester avec la robinetterie, le mobilier et les éclairages dont la production est assurée à Saint-Nazaire. Les fameuses « cabines » sont livrées par camions afin d’être directement « pluggées » (si on retient le mot contemporain) dans les appartements à l’aide d’une grue. Simple et efficace.
Scénographie en mouvement
C’est pour Air France et son agence commerciale de Tokyo que Charlotte imagine en 1960 un gigantesque mur cinétique composé d’une photographie aérienne de la banquise et de bandes verticales en verre et miroir qui par un effet anamorphique en fonction de l’angle dans lequel on se place permet de découvrir une mappemonde ! Elle est aussi l’une des premières à l’époque à imaginer des open spaces, qu’elle expérimente à Tokyo avec Air France.
La maison au bord de l’eau (1934)
Si le premier prototype date de 1934 il faudra attendre 2003 pour que se construise à Miami cette fameuse esquisse d’une « maison de week-end bon marché destinée à un public populaire ». Terrasse sur pilotis, livrée comme un meuble en kit à monter soi-même et un dispositif à impluvium pour récupérer les eaux de pluie. Vous avez dit visionnaire ?
Graphisme d’envergure
De son engagement politique et de sa sensibilité à la misère sociale, inspirée par les peintres qu’elle fréquente, l’artiste se lance dans la création de fresques. Ses photomontages jouent avec les échelles pour créer différents niveaux de lecture et mélangent images, plans, textes et chiffres-clés, avec un usage de la couleur et du noir et blanc. À l’image de la salle d’attente du ministre de l’Agriculture proposée en 1936 à Georges Monnet, ministre du Front populaire.
Joaillerie high-tech
À 24 ans, Charlotte Perriand porte un collier de grosses perles métalliques créé par ses soins à partir des billes d’un roulement, bien avant que Cartier ne présente des pièces iconiques à base de têtes de vis et autre bracelets en câbles métalliques.
Le workshop by Charlotte
Pour répondre au défi de la construction de la station des Arcs pour lequel elle a été missionnée, l’architecte d’intérieure réunit dans une maison d’alpage des montagnards alpinistes et praticiens de la montagne, de jeunes architectes, un charpentier menuisier, un polytechnicien et Jean Prouvé dans le cadre d’un séminaire destiné à poser les bases d’un travail collectif.
Quel est votre vrai métier ?
À la question de comment se qualifierait-elle ou quel serait le titre qui désignerait le mieux son métier — architecte, urbaniste, designer, photographe, directrice artistique, scénographe ? — Charlotte Perriand aimait répondre aux journalistes : « Je ne me définis pas, ce serait limitatif ! ». (in Le Monde nouveau de Charlotte Perriand, FLV, Gallimard)
Charlotte Perriand, à découvrir à la Fondation Louis Vuitton, qui édite également un magnifique catalogue de l’exposition à ranger dans sa bibliothèque pourvu qu’elle soit belle !